L’engouement pour la généalogie, non encore démenti depuis sa survenue dans les années 1980, traduit une fascination largement partagée pour le mystère des origines. À travers la recherche d’un lignage, la personne qui mène une enquête généalogique en amateur vise à inscrire son existence dans un continuum familial et mémoriel. Le lien recherché est tout à la fois biologique et social, intime et « extime ». À l’échelle des groupes et des communautés, la pratique est universelle : chaque religion, chaque dynastie, commence par énoncer le nom des ancêtres et des patriarches qui l’ont fondée, en fusionnant au besoin les régimes du mythe, de l’histoire et de la légende. Ces questions ont déjà été abondamment étudiées par la psychologie, l’anthropologie ou encore l’histoire. On propose de les aborder du point de vue individuel ou collectif des écrivains et des artistes.
Cette septième livraison de la revue interdisciplinaire À l’épreuve est l’occasion d’investiguer la construction et les usages des « généalogies imaginaires » dans les pratiques et les discours artistiques et littéraires. En accord avec l’esprit d’ouverture de la revue et la volonté d’accueillir des contributions variées en sciences humaines et sociales, aucune restriction de corpus liée à des critères historiques ou géographiques n’a été suggérée. La problématique du numéro suggère un cadrage plutôt sociologique des travaux : là aussi, les auteur·e·s ont été libres de leurs choix théoriques.
Les contributions réunies montrent bien que, pour les créateurs et créatrices, convoquer un imaginaire généalogique permet de construire une identité d’artiste, aussi bien sur le plan personnel que vis-à-vis de la tradition, de leurs pairs et du public. La famille ainsi imaginée – rêvée, revendiquée – recouvre une pluralité de statuts et de fonctions, parfois contradictoires. S’inventer une filiation peut être un fantasme, un mensonge, une usurpation plus ou moins remarquée : la perspective conduit vers l’examen des procédures de légitimation à l’œuvre dans le champ artistique et littéraire, qu’elles soient concurrentielles ou non, ainsi que les rapports de pouvoir sous-jacents dans la création artistique. En retour, force est de constater que les œuvres ou les performances s’enrichissent de l’imaginaire généalogique mobilisé autour d’elle, qu’elles réfractent parfois, à leur échelle. En somme, l’invention d’une mémoire filiale est un processus qui met en jeu des données affectives, historiques, symboliques, voire mythiques, aux ramifications complexes et aux justifications (conscientes ou non) dont l’étude s’avère passionnante.
I - Ressources compétitives
Paul Forigua Cruz, « Trois familles transformistes : identités ethnoraciales, régionales et nationales dans le concours Miss Gay International by Theatron »
Gwendoline Corthier-Hardouin, « Artiste collectionneur : créer sa généalogie artistique dans la seconde moitié du XIXe siècle »
Alexia Vidalenche, « D’un père fondateur à l’esprit fraternel des collaborateurs : recompositions journalistiques de généalogies d’entreprises de presse belges francophones (1925-1937) »
II - Héritages sensibles
Julie Savelli, « L’autre-soi à l’écran. À propos du commun généalogique et de l’ombre bienveillante de l’animal-Marker »
Francesca Di Fazio, « Engender le genos. Insolites familles de bois dans le théâtre de Gigio Brunello »
III - Filiations critiques
Flavio Paredes, « Tel Indien, tel cannibale. Une généalogie d’imaginaires du cannibale pour la bande dessinée »
Corentin Lahouste, « Yannick Haenel, Renart contemporain »
Actes de la journée doctorale Work in progress
Julie Moucheron, « Critique de l’historiographie et historiographie critique chez Anatole France »
Olivia Levet, « Du théâtre-forum aux jeux narratifs : interactivité et engagement dans les jeux vidéo »
Qing Feng, « Marguerite Duras journaliste : une autre scène de l'histoire »